Intermède [ft.Alyssa Hoffmann] TERMINÉ

Les commandes de Jenna semblaient presque enfantines. Au lieu d’un café bien fort après les cours, elle choisit de prendre juste un chocolat chaud tandis qu’elle tenait une madeleine dans son emballage par les dents avant d’aller s’installer à une table vide pour prendre son petit encas. Sa nature réservée l’empêchait d’aller s’incruster au sein de groupes déjà formés et la discussion avec ses collègues semblait encore être loin d’être naturelle. Elle se contentait souvent d’un échange de cordialités avant de vaquer à ses occupations. C’était compliqué de s’intégrer pour une introvertie comme elle mais Jenna ne s’en plaignait pas. Chaque chose en son temps, doucement…comme la fois où elle dut abattre une cible à cent mètres de distance avec un fusil de précision mais ça, c’était une autre histoire !

Attrapant le sachet entre ses dents et tirant de sa main valide, elle réussit à libérer la madeleine de son paquet, faisant légèrement déborder son verre à cause de son mouvement brusque. Difficile de se débrouiller quand on avait qu’un seul bras. Sans doute que si elle demandait une aide sociale en tant que personne à mobilité réduite, elle pourrait bénéficier d’une aide à domicile mais Jenna avait horreur qu’on la traite comme une handicapée. La jeune femme savait se débrouiller toute seule et n’avait pas besoin qu’on la prenne en pitié. Enfin, elle attirait toujours le regard mais il fallait bien qu’elle vive avec.

« Puis c’est pas mal pour faire monter la cote de popularité » Pensa-t-elle avec une expression enjouée.

Elle buvait tranquillement son chocolat chaud. Jenna avait vraiment perdu le goût des choses simples ces dernières années. Depuis combien de temps n’avait-elle plus eu droit à une pareille quiétude ? Bien trop longtemps selon elle. Malgré son accident, Jenna n’en garda aucune séquelle psychologique, une aubaine selon ses médecins qui lui avaient vivement encouragé de changer de vie. Chose dont Jenna n’eut pas vraiment le choix mais qui de toute façon était dans ses plans pratiquement depuis sa sortie de l’hôpital. Oui, elle avait grandement aimé servir à l’armée mais elle appréciait tout autant sa nouvelle vie même si il fallait bien tout reconstruire. S’affalant légèrement sur sa chaise, le bras croisé sous son imposante poitrine, elle fixait l’horizon avec un sourire satisfait.

@Alyssa Hoffmann

Quelques cours d'entamés, et j'avais pris l'habitude d'aller en salle de pause.

Je tapotai des feuilles avant de les ranger dans un sac en bandoulière que je laissai sur le dossier de ma chaise.

« T'façon, c'pas comme si un élève allait y toucher. Ni un collègue, j'espère. Sinon j'le défon- j'vais devoir m'ennuyer à parler. »

Je soupirai un peu en me disant que j'avais encore parlé à moi-même, mais on disait que c'était une forme d'interaction intelligente et non psychotique. Aaaaah, bref.

Je pris mon kiseru pour préparer le tabac dedans en me dirigeant vers la salle de repos, je chantonnai légèrement en saluant les quelques âmes que je rencontrais. Mes habits dépravés, bah, comme d'habitude. Pourquoi prendre du temps à se pouponner, j'avais personne à satisfaire et c'était pas dans mes objectifs actuels. J'aimais bien mon style actuel et c'était le plus important, non ?

J'ouvris la porte, me concentrant toujours sur le kiseru pour sortir une allumette et l'allumer en vapotant doucement, le gardant entre les dents, je me fis un café de l'autre main. Une fois fait, je marchai vers le côté fenêtre pour pas enfumer les lieux et je remarquai une présence. Je... J'l'avais jamais vue, et putain elle avait qu'un bras ? Je voyais surtout sa galère. Je vins me poser un peu brusquement -malgré moi-, posant la tasse et soufflant la fumée vers la fenêtre que j'avais ouverte.

« Salut. T'es prof' de quoi toi ? »

J'eus un léger sourire en buvant une gorgée, la regardant de mes yeux orangés.

« J'suis prof de littérature. Alors ne juge pas ma façon de parler, je peux te parler comme nos illustres ancêtres de l'écriture, mais je m'emmer- m'embête pas avec tout ça. »

Je ricanai légèrement, j'avais pas la tête de l'emploi de toute façon.

« La fumée te dérange ? »

J'enchaînai tout sans lui laisser un réel temps, peut-être étais-je aussi de trop ? Mais la phrase de ma mère résonnait de nouveau.

« Fais-toi des amis dans l'enseignement, ne reste pas seule. »

Le calme de Jenna fut troublé par l’arrivée insolite d’une personne dans son champ de vision…ou plutôt son demi-champ de vision. Plutôt abrupte comme entrée en la matière mais la jeune rosée ne refusait pas un peu de compagnie. Elle la laissa s’installer à sa guise avant de la sonder de son seul œil valide. Effectivement, son attitude ne correspondait pas à sa fonction mais Jenna n’était pas du genre à juger sur l’apparence de toute manière. Et puis, il fallait bien faire connaissance avec des gens non ? Elle continua sur le même ton familier employé par son interlocutrice.

« Je suis professeure de sciences. Cela ne fait pas longtemps que je suis arrivée au Japon alors disons que je m’habitue encore à mon nouvel environnement. Apparemment, il fait bon vivre ici alors j’ai décidé de tenter ma chance dans ce petit coin du monde. »

L’ancienne soldate sourit. Elle observait les volutes de fumée tourbillonner autour d’elles avant de s’échapper par la fenêtre préalablement ouverte. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, Jenna n’avait jamais vraiment été attirée par ce genre de choses. Il n’y avait qu’à voir ce qu’elle consommait pour comprendre que la jeune femme n’avait jamais rien touché. Pas de nicotine, pas d’alcool…rien du tout. Néanmoins, certains de ses anciens camarades étaient des férus de la cigarette alors, cela ne la dérangeait pas tellement…du moins, tant qu’on ne lui soufflait pas la fumée à la figure.

« Non, cela ne me dérange pas. Je n’ai jamais fumé quoi que ce soit dans ma vie mais j’ai vécu dans un environnement où beaucoup de personnes le faisait alors je n’ai pas vraiment de problème avec cela. »

Sa nature réservée refaisait parfois surface et elle éprouvait parfois quelques difficultés à tisser de nouveaux liens et il lui arrivait d’être un peu maladroite dans ses propos. Cela dit, Jenna était venue ici pour essayer de s’épanouir un peu alors elle devait fournir quelques efforts.

« Ca fait longtemps que tu es ici toi ? Oh et tu peux rester bien sûr… » Dit-elle simplement.

@Alyssa Hoffmann

Un œil en moins, un bras en moins. Cette femme avait eu une vie bien remplie et cette dernière n'était même pas finie. Alors pour l'oeil, j'étais pas réellement sûre jusqu'à voir -sans vilain jeu de mots- qu'elle ne l'ouvrait toujours pas, donc la cicatrice devait l'en empêcher.

Elle avait une histoire, moi, une femme banale, n'avait pas tant à raconter. Quelle différence... on devait avoir le même âge mais je n'avais rien de spécial. Je bus une longue gorgée.

« Je suis nouvelle aussi. Oh d'ailleurs, Alyssa Hoffmann mais appelle-moi Alyssa, même si au Japon on doit être respectueux en appelant par le nom de famille mais oublions ça. »

Dis-je d'un revers de la main, une nouvelle gorgée de fumée pour la souffler vers la fenêtre.

« Merci, j'avoue que je me suis installée un peu à la va-vite. Mais j'aime bien les personnes qui sortent du lot. »

… Car ce n'était pas mon cas, je n'avais pas d'histoire. Je repassai des cheveux derrière moi dans un geste blasé. J'm'étais un peu forcée à lui parler, j'étais contente de voir qu'elle était réceptive, et en même temps, c'était pas évident à trouver, un sujet...

« Enfin, quand j'dis du lot, je faisais référence à tes cheveux. C'est pas commun. Moi j'apprécie bien, ça fait ton style à toi, quoi. »

Je ricanai légèrement en fumant toujours, tapotant mes doigts sur la tasse. J'me rendais compte de ma connerie, j'voulais pas faire référence à son bras et son œil en moins. J'priais pour pas qu'elle le prît mal.

C'était difficile de se faire des amis, même en étant une adulte...

Jenna se sentait un peu observée. Evidemment que ses « défauts » voyaient. En même temps, c’était compliqué de les cacher. Le regard des autres ne la gênaient pas vraiment même si les regards pouvaient être parfois insistants. Au moins, elle put mettre un nom sur le visage de son interlocutrice. C’était déjà un bon début mais il fallait être polie et lui rendre la pareille.

« Enchantée Alyssa. Je m’appelle Jenna Alena mais juste Jenna ça sera très bien aussi. Je t’avoue que je ne suis pas encore habituée aux coutumes de ce pays. De toute façon, en Russie, on s’adressait rarement à moi par mon prénom donc un peu de familiarité, ça ne me fera pas de mal. »

En effet, on s’adressait souvent à elle par son grade ou alors on employait son nom de famille voire un surnom lorsqu’elle officiait encore dans l’armée soviétique. Certains souvenirs semblaient si loin et parfois, son ancienne vie lui paraissait être un rêve mais ses blessures lui rappelaient à chaque fois que tout ceci avait bel et bien existé. Jenna fut un peu pris de court en voyant Alyssa lui faire un compliment. C’était gentil et en même temps Jenna se sentait plutôt joviale. C’était la première fois qu’on lui faisait un compliment en dehors de ses fonctions.

« Euh…merci, je suppose…moi aussi j’aime bien ton style. Enfin, je veux dire que si tu ne m’avais pas dit que tu étais prof, je ne l’aurais pas deviné. Mais je ne te juge pas, après tout, cette école est censée prôner le multiculturalisme et il est vrai que j’ai vu pas mal d’étudiantes aux gouts et couleurs atypiques. »

Jenna joua nerveusement avec une mèche lorsqu’elle reçut un compliment sur ses cheveux.

« Ah…oui. Ca remonte à longtemps. Mes parents étaient strictes mais j’avais quelques libertés concernant mon code vestimentaire. Enfin, je n’ai jamais rien fait d’extravagant mais il est vrai que je me suis osée à cette couleur…Je crois que je voulais ramener un peu de gaieté dans le milieu dans lequel j’officiais auparavant. Il parait que ça rassurait les gens ou quelque chose comme ça alors je les ai gardés comme ça. »

En général, on compatissant souvent à son handicap alors que Jenna ne regrettait aucunement ce sacrifice. Le fait de juger sans savoir…c’était à la fois triste et affligeant mais compréhensif vis-à-vis de la nature humaine.

« En tout cas, c’est gentil. C’est la première fois qu’on me complimente à ce sujet. Mais bon, je n’ai rien d’atypique à part qu’il me manque quelques pièces. »

Un grand sourire illuminait son visage. Jenna s’était un peu détendue. C’était presque incroyable de voir quelqu’un de diminué aussi joyeuse. C’est dire à quel point la jeune rosée était optimiste et ne se laissait pas abattre par ses déboires.

« En tout cas, ça fait du bien de parler à quelqu’un. Excuse-moi si je suis maladroite sur certaines de mes paroles, j’ai du mal à interagir avec les gens. Je…suis un peu introvertie. » Avoua-t-elle en rougissant.

@Alyssa Hoffmann

Elle était autant touchée pour si peu ? Enfin, je n'allais rien dire hein, mais ça se voyait qu'elle était rarement complimentée ou au centre d'une conversation sur la mise en avant, etc...

Et j'eus rapidement la réponse, elle était introvertie. Je ricanai légèrement en l'écoutant parler, sa famille ? Je me disais que tout ça était lié, le manque de confiance -enfin, de ce que je voyais-, la surprise sous un compliment, la famille, son bras et son œil en moins... Après, elle pouvait l'avoir de naissance aussi mais avec les cicatrices visibles, non, elle les avait clairement perdus.

Bref, je ricanai légèrement.

« Tu sais, introvertie, tu es censée être dans ton monde, qu'importe ce qui se passe autour, tu t'en moques royalement. Tu aurais dû te refermer en m'ignorant ou en étant brève. Donc soit tu ne l'es pas, ou pas vraiment, soit j'ai pénétré dans ton monde sans problème et tu ne me vois pas comme une intruse. Si c'est la deuxième option, je suis super enchantée. »

Je lui souris en finissant ma clope, toussant légèrement. Si je fumais avec la fenêtre ouverte, la directrice me tuerait ? J'allais peut-être éviter de refaire ça... Je pris une nouvelle gorgée de mon café, arrivant à la fin.

« Tu regardes des films ? »

Lançai-je assez... soudainement. Mon côté grosse cinéphile ressortit immédiatement et mes yeux cernés s'arquèrent pour montrer une satisfaction. J'adorais parler des films alors.

« Si oui, quel type ? Lesquels ? »

« Avant de quitter la Russie, mes parents m’ont dit d’essayer de m’épanouir et de profiter de la vie maintenant. Je ne le fais pas vraiment exprès, tu sais. En tout cas, je n’ai pas eu tellement d’occasions de converser avec des gens de façon aussi paisible disons. »

Jenna hocha la tête. En fait, Alyssa avait un peu raison mais c’était surtout parce que Jenna ne savait pas comment réagir « normalement » avec les gens. Elle essayait de faire de son mieux pour l’accueillir dans son monde comme elle le lui affirmait. La discussion bascula sur un tout autre sujet, celui de la cinématographie. Encore un domaine où la jeune femme était bien novice.

« Euh…je ne sais pas trop en réalité. Je crois que j’ai vraiment commencé à regarder des films quand j’étais en rééducation à l’hôpital et quand j’étais en convalescence chez moi. J’aime bien les films d’action. Sans doute à cause de mon ancien métier je pense. Mais sinon, dans un nouveau genre, je dirais que j’apprécie les romances. C’est cool de voir des gens heureux, non ? Même si parfois ça se finit mal. Tu sais comme dans ce film-là où il y a le bateau qui coule. Titanic, c’est ça ?»

Si Jenna avait rejoint l’armée, c’était avant tout pour aider les gens. C’était important de les accompagner dans leur rétablissement et durant ses années de services, la jeune femme avait tout fait pour en remettre un maximum sur pied. Elle contribuait à leur bonheur et le sien transitait par eux.

« Sinon, avant ça, c’était compliqué de trouver un temps pour les loisirs. Je me déplaçais beaucoup sans vraiment avoir la certitude de revenir alors je n’avais pas vraiment le temps de m’intéresser à cela. Je n’étais pas malheureuse, bien au contraire mais j’étais sur un autre train de vie disons. »

Comme pour appuyer ses paroles, elle fixa un instant son bras avant de revenir à des considérations plus joyeuses.

« Et toi du coup ? T’aimes bien les films ? C’est quoi tes centres d’intérêt dans la vie ? »


@Alyssa Hoffmann

La Russie ? Ce fameux pays qui était connu pour les régimes militaires très stricts ? Tout d'un coup, le lien avec ses membres en moins était logique.

Mais là, on parlait de films, et j'étais grave ravie !

Je finis mon café avant de hocher la tête.

« Ouais, Titanic ! Un film très émouvant. Certaines scènes sont assez bof mais j'ai beaucoup aimé les plans et la reconstitution de l'événement. »

Je ricanai légèrement avant de hocher la tête.

« Je conçois mais là, tu es ici. »

Je fis un clin d'oeil pour la rassurer un peu.

« Écoute, j'enchaîne beaucoup de films, d'où mes cernes... »

Dis-je en les pointant de mon index en ricanant encore.

« … mais j'aime de tout. Je fume beaucoup, je regarde des films. Ça m'arrive de sortir pour... ça dépend, je fais un peu de shopping, je vais dans des bars... tu voudras qu'on se fasse une soirée films ? T'as l'air de vouloir en regarder et t'es tombée sur la bonne personne ! »

Dis-je avec joie.

« En fait ça va être trop bien. »

Je sortis mon téléphone et tendis mon numéro en souriant.

Ce n’était pas difficile de voir qu’elle était une mordue de la cinématographie. Pour Jenna, elle venait à peine d’effleurer le sujet et la jeune professeure était bien loin d’avoir fait le tour. Les conséquences de l’expertise se lisait sur son visage. Cela lui donnait tout de même un certain charme et en vertu de son handicap, Jenna était loin d’avoir le droit de critiquer qui que ce soit sur son physique. Néanmoins, elle ne put s’empêcher de mettre sa nature altruiste en avant et lui proposer son aide si elle le désirait.

« Si tu as besoin d’aide pour quoi que ce soit, n’hésite pas à demander. Je suis diplômée en médecine alors il faut bien que ça serve à quelque chose. »

En tout cas, Alyssa semblait bien joviale ou du moins, en sa présence. Elle accepta volontiers sa proposition mais Jenna pensait plutôt que c’était là un bon prétexte pour passer du temps ensemble. Il fallait qu’elle se rapproche des gens et qu’elle développe ses relations. Non pas qu’elle veuille absolument s’entourer mais elle pensait qu’avoir des gens sur qui compter de temps à autre n’était pas une mauvaise chose en soi.

« Je t’avoue que faire les magasins c’est pas trop mon truc. Ca m’ennuie un peu pour être honnête. Mais je suis d’accord pour la soirée films. Un peu de détente après les cours, ça me fera du bien. Enfin, je devrais plutôt dire que j’en ai de la détente à rattraper depuis dix ans… »

C’est Jenna qui riait maintenant. Elle accepta l’échange de numéros et se félicita mentalement d’avoir fait la démarche d’en faire l’acquisition dès son arrivée au Japon. C’était bien plus facile comme cela. Pour ce qui était des réseaux sociaux, la jeune rosée était encore en train de travailler dessus. Non pas que l’utilisation d’un ordinateur lui était étrangère – elle avait eu largement le temps de s’en accoutumer lors de la gestion des télécommunications vers l’Etat-Major - , c’était surtout qu’elle n’en avait pas encore eu le temps.

« Tant que tu me balances pas ton nuage de fumée à la figure ça devrait aller je pense. » Dit-elle en plaisantant.

Elle reprit, toujours sur un ton joyeux :

« J’ai bien compris que tu étais étrangère mais tu es venue avec de la famille ? Des amis ? Un petit-ami ? Une petite-amie ? Ca doit être compliqué de changer de pays. Enfin, je veux dire pour un civil ? Moi, je ne compte même plus tous les pays où je me suis rendue. C’est à en perdre le compte…et le bras aussi…»

La jeune professeure rit à nouveau. Elle espérait ne pas être trop indiscrète mais elle voulait un peu en savoir plus sur son interlocutrice. Un brin de curiosité mais dont ses airs d’innocences prouvaient qu’elle ne faisait que poser la question parce qu’elle voulait vraiment faire l’effort de s’intéresser à Alyssa.

@Alyssa Hoffmann

« Ah ? Si j'ai un problème de l'ordre de la santé, je viendrai te voir en priorité avant d'appeler. T'as intérêt à être disponible. »

Je ricanai légèrement, on se confiait déjà un peu, non ? Enfin, on parlait bien et j'étais heureuse, ça m'ouvrait un peu plus.

« T'as beaucoup à rattraper oui. Je te referai ton éducation cinématographique. Fais attention. »

Un clin d'oeil mesquin pour accompagner tout ça avant de hocher la tête pour la fumée, je n'étais pas hypocrite au point de fumer en m'en moquant des autres. Au contraire, je faisais très attention, et si le vent s'amusait de moi, je changeais de position.

« Je suis de France, avec des origines allemandes et anglaises. Ne cherche pas. »

Un petit rire avant d'enchaîner.

« Oulah, j'ai eu des amourettes mais rien de sérieux, ça fait quelques années que je ne m'y suis pas intéressée. »

Je regardai le plafond comme si ça allait me donner la réponse, je baissai le regard.

« Et les amis... des personnes ont tenté de sympathiser avec moi à la fac, sauf que je ne sortais pas trop, car je regardais des films ou des séries. Je m'endormais des fois dedans, mais je reprenais en me réveillant. Et petit à petit, ils arrêtaient de me parler. Je ne suis pas du genre à aller aux nouvelles... enfin, ça dépend pour quoi. Je suis seule ici, mais je revois encore les "au revoir" avec mes parents. Aaaaah, enfin. »

Je jouais à faire tourner mon téléphone sur la table.

« Ma mère m'a rabâchée de me rapprocher de mes collègues, elle serait contente. »

Je haussai les épaules avec un petit sourire.

« Et toi alors ? Autant renvoyer la balle. Tu es obligée de répondre sinon je ne vais pas apprécier. »

J'étais entre le sarcasme et le sérieux, autant j'étais très curieuse voire trop à certains moments, mais j'appréciais aussi le "donnant/donnant".

« Oui, oui bien sûr, tu peux compter sur moi ! » Dit-elle d’un air déterminé et sans doute un peu trop sérieux pour la situation.

Alyssa était cosmopolite à elle seule. Avoir autant d’origines c’était…impressionnant. De son côté, c’était russe, russe et encore russe. Il fallait dire qu’ils étaient très conservateurs dans leurs familles bien que son père ne lui ai jamais imposé quoi que ce soit en terme de choix…encore fallait-il qu’elle ait choisi quelque chose déjà.

« Euh…en fait je ne sais pas par où commencer. J’ai eu une scolarité plutôt banale. Enfin, pour une gosse de riche en tout cas. Ecole plutôt prestigieuse, diplôme obtenu avec brio, tout se passait bien jusqu’à la fin du lycée je dirais. Pour les relations, c’était un peu plus compliqué. En fait, je suis plus ou moins dans la même situation que toi. »

Jenna était curieuse et elle s’était intéressée à des sujets beaucoup trop compliqués à un âge où elle n’aurait pas dû. Résultat, la recherche de connaissance l’a empêché d’intégrer un quelconque cercle d’amis et les gens la trouvaient plutôt bizarre à toujours vouloir étaler son savoir. Avec l’âge, la jeune rosée avait appris à se modérer en comprenant que tout le monde n’était pas forcément intéressé par ce qu’elle faisait.

« Je n’ai jamais vraiment eu d’amis pour ainsi dire. Plus tard, il y a eu les camarades à l’armée mais bon, au-delà du service, on ne se côtoyait pas beaucoup et on essayait pas vraiment de s’attacher à cause du fait que, à tout moment, l’un de nous pouvait perdre la vie. Et puis, j’étais plus motivée par faire mon devoir que de m’intéresser aux interactions sociales. Après mon accident, je ne savais pas trop quoi faire à vrai dire, c’est pour ça que je suis venue ici. »

Jenna parlait sur un ton neutre. Il ne se dégageait aucune tristesse de son discours. Elle ne se cachait pas de son passé et ne regrettait en rien ce qui lui était arrivé. On ne pouvait réécrire le passé mais la jeune femme pouvait toujours construire son avenir.

« En ce qui concerne les relations amoureuses, c’est très simple : je n’en ai jamais eu. C’est dire si j’ai déjà tenu la main à quelqu’un tellement je suis novice dans ce domaine. »

C’était un peu gênant de parler de cela mais Alyssa avait été honnête donc elle devait faire pareil.

« Je n’ai jamais pris le temps de me questionner sur ce sujet. Et quant bien même j’aurais été en couple, il y avait toujours cette peur de ne jamais revenir et de laisser quelqu’un derrière soi. Il n’y avait qu’à voir ma mère qui priait chaque jour de recevoir une lettre de mon père pendant qu’il combattait au front. Je t’avoue que c’était un peu triste… »

Elle baissa la tête à l’évocation de ce triste souvenir avant de préciser :

« Mais rassure-toi, il est encore bien vivant ! »

Enfin, sur un ton beaucoup plus ironique, elle leva sa manche flottante avant de finir sur un grand sourire :

« C’est un peu trop tard maintenant de toute manière… »

@Alyssa Hoffmann

Bon là c'était clair, elle était dans l'armée russe et avait très probablement perdu son œil et son bras dans la guerre. J'en étais quasiment certaine au moins, je me frottai la nuque en l'écoutant, je m'étais certes confiée, mais je n'avais rien d'exceptionnel, je me sentais un peu la nulle qui disait « Rien de spécial et toi ? » mais mon interlocutrice avait beaucoup à dire.

Mais ce ressenti ne l'était pas pour elle et c'était tant mieux.

« Ah ouais, je vois. On entend souvent parler que chez les militaires, on a des amourettes ou des connaissances d'un soir, si tu vois ce que je veux dire... »

Étant donné qu'elle était vierge sur toutes les catégories liées à l'amour, peut-être qu'elle ne comprendrait pas le sous-entendu ? Dans tous les cas, j'affirmais juste pour aider.

« … mais ça n'a pas l'air d'être ton cas et c'est cool. Au moins tu pourras trouver l'homme de ta vie tranquillement maintenant. Ne me sors pas qu'avec ce bras en moins et cet œil éternellement fermé, tu ne trouveras personne car je risque de m'énerver. »

J'eus un léger sourire en coin, j'étais pas négative ou défaitiste, mais on racontait plein de choses sur l'amour et c'était pas ça qui allait donner beaucoup de difficultés.

« Je suis content de savoir que ton père est toujours parmi nous. Honnêtement, je ne voulais pas parler de ton œil et de ton bras car... car ça ne se fait pas en soi. Mais avec tout ce que tu m'as dit, et tu sembles même le prendre avec humour, je comprends, je crois, que tu les as perdus en guerre. Ça en traumatiserait plus d'un et t'as l'air d'avoir toute ta tête alors je te félicite vraiment. »

J'applaudis légèrement.

« Ah la sonnerie va reprendre... punaise. Faudra qu'on se revoie, hein. Je t'enverrai un message pour t'inviter chez moi. Une soirée avant le week-end comme ça on n'aura pas besoin de se coucher tôt pour les cours. »

Dans tous les cas, ça n'était pas mon cas, j'avais très rarement fermé les yeux tôt.

Malgré son inexpérience, Jenna savait très bien de quoi elle parlait. Enfin, elle avait appris à le comprendre lorsque ses camarades s'absentaient pour « faire connaissance » avec la population locale. Cela ne l'avait jamais vraiment intéressée. L’être humain était la résultante de 3,7 milliards d’années d’évolution, elle trouvait dommage de se laisser aller à ses instincts animaliers…Et puis, de toute manière, ses critères étaient sans doute dépassés et trop exigeants pour l’époque et Jenna doutait fortement qu'une telle personne puisse exister réellement. Au moins, Alyssa l’encourageait et cela lui faisait plaisir bien que Jenna émit quelques réserves quant à ses propos.

« Ah oui, je sais bien. Je disais cela pour plaisanter. Mes parents me disaient la même chose pour me rassurer aussi mais il ne faut pas négliger les extrêmes pour autant. Les gens ont tendance à vouloir se conforter avec ce genre de phrase. Dire qu’on trouvera toujours en cherchant bien mais la réalité est un peu plus cruelle que cela et elle s’affranchit pas mal de ce qu'on en pense. »

Jenna voulut étoffer son propos davantage mais il était bientôt temps de reprendre. La jeune rosée n'avait pas vu le temps passer. Cette conversation lui avait fait du bien et elle avait même réussi à garder le contact avec Alyssa. Son idée lui plaisait et elle avait hâte de partager une soirée  films avec la professeure de littérature.

« Oh ne t en fais pas, je n'ai pas de tabou sur mon accident donc tu peux me poser autant de question que tu veux! Quant à notre petit rendez-vous, Je n'y manquerais pas, tu auras juste à me dire quand et normalement je ne devrais pas trop avoir de problème pour me libérer. »

Elle la laissa ensuite s’en aller tandis que Jenna s’occupa de laver en vitesse les verres et de les mettre à égoutter. Décidément, Jenna avait encore la discipline militaire dans le sang !

@Alyssa Hoffmann